Inquiétude ?
Reproche ?
Que devais-je lire dans le regard du gendarme qui vérifiait mon passeport dans sa guérite climatisée du débarcadère ? Rien, peut-être ! Comment puis-je me préoccuper de choses pareilles ? Le regard du gendarme dans sa guérite ?
Il avait le joues roses, sans doute par un usage excessif du rasoir car il ne devait pas boire d’alcool. Il respirait la santé physique et l’action. Pourquoi enfermer de telles personnalités dans des guérites ? Si un jour, qu’à Dieu ne plaise, il met fin à ses jours, on invoque les mystères du suicide et le tour est joué. Il n’y a rien de mystérieux à vouloir disparaître parce qu’on n’est pas à sa place. J’exagère. J’extrapole. Il n’occupe peut-être pas la guérite depuis bien longtemps et il la quittera bientôt. Une mission passagère parmi tant d’autres.
Il sera venu ici à la suite d’une demande d’expatriation. Jeune, certainement marié et père de famille, il se fait des idées sur la vie au grand air, sur la forêt, le fleuve, l’Amérique du Sud. Plus probablement il n’aura pas particulièrement choisi Humuc Tumac. Partir, partir, là-bas… Non pas à la recherche d’un idéal poétique, ou pour se fuir soi-même, mais parce que la prime d’expatriation stimule le désir de voyage et de découverte. Je ne hais quant à moi, ni les voyages ni les explorateurs. Au commencement, surtout si on l’a directement nommé à Port-Bagnard, il a dû déchanter. Les mêmes accidents de la route, les mêmes larcins, les mêmes passions humaines qui dégénèrent, que dans la province française où il avait fait ses premières armes. Mais dans le décor démesuré de la forêt et du fleuve, sous des pluies monotones qui ne cessent que pour céder à une chaleur moite et qui dégrade tout, annonciatrice d’averses nouvelles. Les mêmes turpitudes mais plus absurdement motivées, par des désirs primitifs et des raisonnements spécieux, exprimées en des dialectes sans queue ni tête. Il se sera si souvent mépris sur les intentions des personnages que son métier l’amenait à fréquenter quotidiennement. Il aura confondu les élans les plus sincères de lui venir en aide, de l’assister dans ses tentatives naïves d’adaptation à l’esprit de mangrove, avec des tentatives d’entourloupes et les ruses les plus grossières, presque insolentes, avec des témoignages d’amitié. A toujours prendre les choses à l’envers il se sera aigri avant d’avoir eu le temps de se constituer la moindre connaissance un peu assurée. Il se sera barricadé derrière une muraille de lieux communs : les Amérindiens alcooliques, incestueux et visionnaires, les Noirs marrons impénétrables et faux-jetons, les Brésiliennes vénales et nymphomanes, les Haïtiens malins et travailleurs, les Créoles paresseux et arrogants, les Hmongs traditionalistes et agriculteurs de génie et les Chinois affairistes, en tongs et débardeurs, croupissant derrière leurs caisses enregistreuses. Ce sont les « vieux Blancs » tropicalisés qui l’auront le plus intrigué. Il aura eu dans chaque communauté un informateur privilégié qui n’aura pas manqué de nourrir ses préjugés vis-à-vis des autres communautés. Il aura eu à son égard des attentions paternelles, néanmoins jamais trop éloignées de sa mission de gardien de l’ordre. Il n’aura, bien entendu, rien gardé du tout et se sera longuement indigné, en compagnie de ses collègues sur les ravages de l’orpaillage clandestin et de la contrebande. Déçu par l’humanité exotique, il se sera rabattu sur la nature et la vie de famille. Plus tard son épouse et ses enfants auront gardé d’Humuc Tumac des souvenirs impérissables. Il aura chassé, péché, peut-être aura-t-il animé un club de canoë kayak, et par timidité, fidélité conjugale ou rigueur professionnelle, il n’aura regardé les femmes indigènes que de loin.
Le cœur rempli d’appréhensions sur la suite des événements, je me demandais si n’avoir eu, posé sur moi, que ce regard borné et honnête de fonctionnaire en quittant la rive humucienne n’augurait pas du pire.
C’était sans compter avec les trois Noirs marrons se chamaillant entre eux pour m’offrir leurs services de piroguiers. Ils se donnaient des airs faméliques, mais au fond ils vivaient confortablement de la routine du fleuve. Fonctionnaires à leur façon… Chacun tenait à me gagner à sa cause mais aucun n’acceptait de baisser son prix pour concurrencer l’autre. Ils me vantaient tous les trois la même chose, le confort et la sécurité de leurs pirogues, strictement identiques à première vue. J’aurais bien aimé, par jeu, les faire progresser dans leurs arguments, leur apprendre l’art des transactions commerciales, mais les incessants bakra qui ponctuaient leurs boniments me tapaient sur les nerfs. L’un d’eux voulut saisir mon sac de voyage, ce à quoi je m’opposai un peu brusquement. Ils rigolèrent. Je savais bien qu’ils ne voulaient pas me voler. Je connaissais la tactique. En s’emparant de mon bagage, il se nouait entre lui et moi une sorte de connivence qui me menait à le suivre dans sa pirogue. Ceux-là, je ne les avais jamais vus traîner près de l’embarcadère.
Depuis quelque temps déjà, j’avais remarqué que des nouveaux venus se promenaient en ville, des jeunes désœuvrés chassés de la rive mangrovienne par la « guérilla la plus con du monde ». Je commençais à nourrir des phobies séniles. Les changements m’insupportaient. Il me plaisait qu’à Port-Bagnard j’eusse l’impression de connaître tous les visages. Le gendarme, dans sa guérite, non plus ne m’avait pas l’air familier. Vivais-je déjà la fin d’un monde ? Au fond, ces ratiocinations m’évitaient ma préoccupation capitale. Mon seul souci. Anita.
Sa mère, avec laquelle j’avais passé ma dernière nuit humucienne, envisageait de lui trouver une belle pension à Amsterdam. Il lui semblait plus raisonnable de lui faire achever sa scolarité en Europe. Sans que je lui en parle, elle avait évoqué la passion de sa fille pour le piano. Son amour pour la musique devenait ainsi un motif assez puissant pour que sa mère se résigne à l’éloigner d’ici, à lui ouvrir les perspectives d’un monde plus vaste. Nous nous rejoignions enfin. J’aurais préféré quant à moi qu’Anita demeure en Amérique. Je l’aurais sentie plus proche. Mais il me plaisait aussi qu’il y eut un océan entre elle et Houden. Je connaissais cependant l’esprit lunatique de Corinne et savais que ses bonnes résolutions pouvaient à tout moment se retourner en décisions catastrophiques. J’ignorais pourquoi, mais après avoir rencontré Michel, mon mentor en covert action, toute réalité m’apparaissait comme incertaine, friable.
Corinne ne m’avait pas interrogé sur mon départ pour Romana. Il lui semblait naturel que j’aille faire une petite balade dans un pays en guerre et elle me conseilla même d’aller rendre visite à son père, histoire d’avoir une opinion avisée sur la situation. Elle m’avoua même, sur un ton de grande décontraction, que si ses affaires ne la retenaient pas dans la région frontalière, elle m’aurait bien accompagné. Elle ne me conseilla même pas la prudence, comme si un ange gardien veillait sur moi. J’évoquais Houden et ses ambitions. Ca la fit rire. Personne ayant la tête sur les épaules n’envisagerait une alternative pareille. J’avais failli pousser la discussion plus loin. Dire, qu’en en effet, quand on n’est même pas capable de s’occuper de ses enfants on ne prétend pas à diriger un pays. Mais un pressentiment me retint. Je n’avais jamais abordé ce secret de polichinelle avec Corinne et encore une fois, le moment ne me parut pas propice.
Nos ébats avaient été intenses, désespérés. Je l’avais retenue contre moi longtemps et savais que des paroles en trop allaient nous révéler stupidement le temps irréparable, allaient nous livrer à une querelle d’ivrognes dont nous avions un peu trop pris l’habitude.
Alors qu’elle dormait depuis longtemps déjà, un sentiment commençait à monter en moi. Et si elle savait ? Si elle trouvait son compte, elle aussi, dans mes aventures de barbouze amateur ?
Les trois guignols ont fini par s’éloigner à la recherche d’autres proies, improbables de si bon matin. Le ciel, plombé, menaçait de me noyer sous un déluge et les eaux noirâtres du fleuve ondulaient à peine. Je commençais à me consumer de rage, seul, sur le quai, lorsqu’enfin mon piroguier attitré surgit. Il se confondit en excuses. Une histoire de femme, de frontière et de service à rendre. Je sentais un tel bonheur à l’idée que mon attente allait s’achever que j’oubliais de lui en vouloir. Nous parlâmes un peu en mangroviaan, pendant que son aide manœuvrait la pirogue pour l’approcher du quai. Au moins il ne me traitait pas de bakra, lui. Il y avait encore du respect dans ce pays. Nous travaillions ensemble depuis un bon moment déjà.
Il se mit à pleuvoir comme dans Simenon, insidieusement.
Nous approchons de la rive mangrovienne. La pirogue ralentit et le copilote manœuvre pour rejoindre le quai.
Un escalier en pierre mène vers un long ponton au bout duquel se trouve le bâtiment des douanes. Pas un chat. Mon piroguier s’en va déjà. Il m’a aidé à décharger mon sac de voyage, un petit sourire aux lèvres. Je devrais avoir peur. Tout s’y prête. Ce quai désert d’un pays que l’on dit en guerre. Je fredonne : Nou pa pè. / Nou pa jam pè, une chanson haïtienne à la mode. Et pourtant je ne suis animé que d’impatience. Une impatience calme, si cela pouvait être. Méthodique. Je dois suivre un plan et découvrir à nouveau des routes anciennes, parcourues avec un autre esprit, il y a longtemps, lorsque j’allais y rencontrer la fortune. Quelle existence étrange. J’avais failli allonger la liste déjà consistante des hommes de lettres de mon pays, je suis devenu un homme d’argent et me voici espion, toujours dans le même décor. J’ai besoin de ressasser infiniment l’histoire de ma vie pour me donner du cœur à l’ouvrage et je finis par y arriver. La pluie a cessé et le soleil menace de me faire cuire impitoyablement. Il faut bien que je m’avance sur ce ponton, que je franchisse la frontière. Il y a bien quelque chose, après. A peine ai-je esquissé dans ma tête le lieu commun de l’absence de chat comme métaphore du vide que j’en vois un apparaître, de chat, un rouquin bien nourri qui grimpe sur le pont d’un endroit indéfini de la rive sablonneuse. Il se lèche les babines, sans doute après un repas de petits crustacés de mangrove. J’avance d’un pas lent. Inutile de s’épuiser de si bon matin. Le chat se pavane et soudainement s’allonge sur le dos, ses pattes jouant avec une proie imaginaire. Il roule sur lui-même. Il se fait les griffes sur le sol et s’en va, comme une flèche, en direction de la mangrove. Il disparaît aussi brusquement qu’il est apparu. Puis du bâtiment de la douane surgit la version humaine du chat. Un petit bonhomme alerte accoutré bizarrement. Il porte un pantalon de treillis, le bas d’une tenue de camouflage vert et marron, des rangers aux lacets défaits et à une grosse ceinture en cuir à la boucle imposante, pend un holster avec un revolver qui me paraît disproportionné par rapport à sa taille. Il porte une chemisette à carreaux vifs qui ne s’accorde en rien à son pantalon, largement ouverte sur la poitrine. Une apparition improbable. Un Javanais aux cheveux rasés sur les côtés, une coupe de Marine. Il avance d’un pas décidé vers moi, qui n’ai pas changé d’allure. Derrière lui trottinent, pour le rejoindre, deux noirs en uniforme vert olive, des kalachnikovs pendant sur leurs poitrines, le canon vers le bas. Ils ont le doigt posé sur la détente. On a l’impression qu’ils la caressent en connaisseurs, comme pour éveiller les sens de l’arme, l’amener à se livrer à quelque accouplement torride après de fiévreux préliminaires. Leurs visages sont très différents l’un de l’autre. Pas tellement leurs visages en tant que tels, mais l’expression de leurs visages. L’un porte une fine moustache de dandy et ses yeux pétillent d’un genre de malice malvenue dans cet endroit. Il ressemble à Lester Young, le saxophoniste de jazz, compagnon de Billie Holiday. L’autre a le visage buté d’un paysan, les mâchoires serrées, un regard fixe, concentré sur on ne sait quelle obsession, quel complexe ancestral. Le Javanais me fait signe de m’arrêter et de poser mon sac à côté de moi. Il s’approche à grands pas. Assez rapidement nous nous trouvons face à face. Je remarque son visage légèrement rose mais empreint d’une brutalité triste, quelques veinules éclatées sur le nez. Peut-être est-il alcoolique ou malade. Son état physique ne doit pas permettre à la violence de son caractère de se révéler entièrement, mais il y a toujours des surprises. Là oui, je peux dire que j’ai peur. Une vraie peur logée au fond des tripes face à la possibilité d’une séance de torture. Aussi banal que ça. Le Javanais, j’en suis certain a déjà supplicié des prisonniers. C’est le genre de type que l’on envoie dans les régions spéciales pendant les périodes délicates. Ils font leur travail méthodiquement en en tirant la satisfaction d’un bon père de famille qui réussit à boucler les fins de mois. Ils ne se considèrent pas comme des monstres mais savent néanmoins qu’ils inspirent des sentiments mitigés, entre le d’égout et la frousse. Dégoût de leurs supérieurs qu’ils agacent par leur lourdeur de bon fonctionnaire et frousse de leurs subordonnés qui les ont vu à l’œuvre, qui les assistent régulièrement. Je divague peut-être. C’est ça ou se chier dessus. Ses yeux sont d’une sorte de gris délavé. Il allume une cigarette. Enfin, il me parle :
- Que faites-vous ici ?
- Je possède un visa.
- Bien sûr que vous en possédez un. On n’entre pas dans ce pays comme dans un moulin à vent. Vous n’avez pas l’air humucien.
- Je suis résident permanent.
- Pour nous, c’est le passeport qui compte. Parlez-vous néerlandais ?
- Français, anglais et mangroviaan.
- Un bakra qui parle notre langue, c’est rare. Pour espionner c’est plus facile.
- Je ne suis pas un espion, sinon je ne passerais pas par un poste de frontière officiel. Je suis en voyage d’affaires.
Je sens la sueur ruisselant dans mon dos et mes mains tremblent. Je fumerais bien une cigarette, moi aussi.
- Affaires ?
J’ai presque envie de lui en demander une, pour briser la glace. On fera copain, copain et nous prendrons ensemble un nouveau départ.
- Alors, quelles affaires ?
- J’ai…
- Vous mettez mon pays sous embargo et vous voulez faire des affaires. Ça n’a aucun sens.
- Je n’ai pas mis votre pays sous embargo. Qui suis-je pour faire une chose pareille ? Je suis opposé à tous les embargos, c’est mauvais pour le affaires.
- Nationalité ?
- Canadienne.
Je m’inquiète qu’il ait abandonné le sujet de l’espionnage, à peine abordé. On a eu beau me dire que les Mangroviens été devenus paranoïaques, eux si nonchalants d’habitude, je ne peux que m’étonner qu’il soit tombé si juste. Et du premier coup. Il me donne du fil pour mieux me ferrer. Les choses sérieuses n’ont pas encore commencé. La cigarette fume au bout de ses doigts. Il ne l’a pas portée souvent à ses lèvres. A demi consumée, il la jette dans l’eau.
- Passeport.
Je lui tends le document avec un sourire.
- Voilà monsieur l’officier.
Son regard change d’intensité, comme s’il apprête à me dire quelque chose, à répondre à ce titre que je lui donne, arbitrairement sans doute. Il a aussi peu l’air d’un officier que moi d’un archevêque. Sergent peut-être ? Promu dans l’action, pour son dévouement à faire tourner la gégène. Il renonce à tout commentaire et feuillette le passeport, s’attarde sur le visa. Il n’a pas l’air d’y croire. Il rapproche la pièce de ses yeux. Il la referme, l’ouvre à nouveau. Encore un peu, il la reniflerait, la mordrait. Je me demande pourquoi nous devons demeurer ici, sous le soleil. Il doit trouver la situation aussi inconfortable que moi. Tous les hommes normaux souffrent de la chaleur. Il me tend le passeport sans un mot et je suis son regard qui se déplace vers mon gros sac de voyage, posé à mes côtés.
- Autorisez-vous les soldats à jeter un coup d’œil à vos affaires ?
Il me parle en mangroviaan mais ça n’a pas l’air de signifier grand-chose. Surtout pas que la glace est brisée. C’est dans cette langue aussi qu’il doit poser les questions pendant les interrogatoires.
- Bien entendu. Ce ne sont que quelques vêtements.
Il a l’air d’évaluer au plus près la teneur de ma réponse, d’y chercher un double sens, une ironie mal placée, une allusion d’espion.
- Nous verrons cela à l’intérieur, suivez-moi.
Il me tourne le dos et commence à avancer d’un pas vif, comme si c’était là la meilleure allure pour réfléchir en marchant. Les soldats m’encadrent. Il me semble que Lester Young m’adresse un sourire. Derrière moi, la rive humucienne.
Nous pénétrons dans le vaste poste frontière où je me suis déjà retrouvé tant de fois, pour de courtes formalités, ponctuées de propos aimables et de sourires. La pièce était climatisée et j’appréhendais toujours le moment où je devrais la quitter pour affronter la cohue des taximen s’agglutinant pour offrir leurs services, les regards exorbités, en hurlant des tarifs surréalistes.
Il fait chaud, ça sent la sueur, le tabac, et il y a beaucoup d’hommes dans la pièce. Certains portent l’uniforme vert olive d’autres sont en civil. Des créoles, des hindous, un amérindien en tenue de camouflage, un bandana rouge serrant ses longs cheveux noirs. Ce dernier ne fait partie d’aucun groupe, il a l’air de s’ennuyer, la mine renfrognée. Deux de ses clones arrivent, un gros revolver passé dans la ceinture. Sinon ça rigole, ça bavarde. Des Uzis, des Kalaches, traînent sur des tables en fer et l’on a presque envie de les saisir. De s’en servir pour en rajouter, à l’ambiance. S’y trouvent aussi des walkies-talkies aux grésillements indéchiffrables Mon apparition ne provoque pas de réaction particulière. Deux ou trois regards en coin, un bakra fuse, par ci par là. Le Javanais me désigne un siège, un vaste fauteuil, dernier vestige de l’époque où ici se trouvait un bureau des douanes mangroviennes propre et ordonné, où l’on faisait attendre les voyageurs sur des sièges confortables avant de les appeler, Madame Unetelle, Monsieur Untel, on déformait leur nom à la manière néerlandaise. On souriait de sa propre maladresse. Et de leur remettre leur document de voyage, une fois les vérifications faites, dans des délais raisonnables. Un monde raisonnable et souriant, un peu provincial, que l’on avait envie de découvrir le cœur léger. Sur les murs d’anciennes affiches de l’office de tourisme ont résisté à la saleté envahissante, aux cigarettes écrasées, aux déjections. Le sol est couvert de canettes vides, de papiers froissés, de mégots. Tellement d’odeurs se mêlent que j’ai aussi l’impression de renifler de l’urine fraîche. Ils ne vont pas jusque-là quand même… Je préfère me concentrer sur les affiches : sur fond de cascades gigantesques, des belles filles métisses, des Africaines aux traits asiatiques ou bien l’inverse, c’est indécidable, portent une robe moulante aux couleurs mangroviennes et joignent les mains en une sorte de salutation bouddhiste. Je m’aperçois que le Javanais me parle. Il se penche sur moi comme un maître d’école qui surprend un élève endormi. Il tape dans ses mains. « Hello ! Oï ! Man ! » Il me demande à nouveau mon passeport et disparaît dans un bureau. J’ai cru saisir un sourie sur ses lèvres. Qu’il m’adressait peut-être. Ou bien il souriait pour lui-même. Il se comprenait.
Les deux soldats s’emparent de mon sac et en vident soigneusement le contenu sur une table. Ils sont prudents comme s’ils manient de la nitroglycérine. Ils examinent chaque vêtement et le replacent avec précaution. Ils ouvrent la trousse de toilette, la referment, la soupèsent, et finissent par la remettre dans le sac. Ils m’invitent à vérifier que rien ne manque puis partent rejoindre un groupe de soldats qui bavardent dans un coin de la pièce. Je remarque que les civils et les uniformes ne communiquent pas trop entre eux. Quelques-uns appartiennent à une catégorie intermédiaire, tel mon Javanais, tel l’Amérindien au bandana. En fait ils sont plus nombreux que je le croyais au début, dans la pièce. Je ne suis décidément pas bien observateur. Surtout avec la trouille de me faire découper en morceaux à la mode javanaise, de voir mes chairs marinées rissoler pendant qu’on me pousse aux confessions. Le Javanais a disparu depuis un bon quart d’heure. Mes idées se relâchent. Je n’arrive pas à trouver la moindre inspiration dans ma situation présente. Corinne la femme de ma vie, Anita mon enfant, la soif de puissance et d’action historique. Tout cela sent la chair brûlée, le supplice du pal, la gégène et j’en passe. J’ai ouvert les vannes de mon imagination en matière de torture et c’est un tsunami. Je ne sais même pas de quel enfer surgissent des images pareilles, de quelle transe incontrôlable, loa moundongue.
Et si pour me remonter le moral je me mettais à bosser. A faire mon boulot d’espion. D’agent du renseignement français en territoire hostile. Il doit bien y avoir des choses à apprendre dans cette salle de garde. Voyons voir. Commençons par le commencement. Combien sont-ils ? Une bonne vingtaine. Les uniformes forment la moitié de la troupe. Ils sont mal ajustés sur les corps malingres des Hindoustanis. Ils n’ont pas dû être recrutés depuis longtemps. Ils n’ont d’ailleurs pas l’air très aguerris. On les a massés à la frontière pour faire illusion mais ils ne connaissent rien à ce monde du fleuve et de la forêt. On les a arrachés à leurs rizières et à leurs palmeraies, à leurs arrières-boutiques où ils veillent sur le butin. Si l’armée mangrovienne n’a rien trouvé de mieux comme stratégie il faut croire que Houden sera Stathouder d’ici deux mois. Pour respecter ses traditions ancestrales, il changera le nom du poste, il se proclamera Granman. Pour le moment les Hindoustanis n’ont pas l’air de trop s’en faire. Ils rigolent entre eux et se mêlent même aux blagues des créoles. Ils jouent l’unité nationale. La perspective d’une rencontre inopinée avec les commandos de Houden ne leur semble pas envisageable. On leur aurait fait fumer du chanvre ? Les créoles quant à eux, ont meilleure allure. Au moins ils remplissent les uniformes. Ils ont l’air moins nonchalant, aussi. Pas très forestiers non plus. Romana leur manque, leurs copines et les virées nocturnes. Ma tête déborde de lieux communs. J’essaie de mettre du sens, de tirer des conclusions et je ne débouche que sur des banalités, des histoires de dépliant touristique. Ils auraient dû me fournir une formation avant de me lâcher sur le terrain, mes commanditaires français. Je peux au moins risquer une hypothèse : les uniformes sont bizarres, confectionnés depuis peu, livrés peut-être à titre d’aide par les Cubains, et l’armée n’a pas l’air au mieux de sa forme. Pour un début ça devrait aller.
Je me concentre sur les civils à présent. Il n’y en pas un qui n’aie un revolver à la ceinture, qu’ils exhibent comme une marque de caste supérieure. Ils sont vêtus à la manière des flics américains en civil. Ils semblent sortir d’une série télévisée des années 80. Autant les soldats sont déguisés en armée populaire, en milice d’auto-défense révolutionnaire, autant les civils font irrésistiblement camp occidental. Discrètement sportifs, plus agiles que puissants. Pas très à cheval sur le rasage et la coupe réglementaire, ils portent la panoplie classique du mâle sud-américain, chevalières, chaînettes, gourmettes. Bien qu’il fasse relativement sombre dans la pièce certains gardent leurs lunettes noires. Jeans, tennis, bottes, chemisettes, polos de marque. Tout conspire dans leur accoutrement pour leur donner l’air le plus étranger possible à l’ambiance d’austérité révolutionnaire qu’impose l’accoutrement des militaires. Jamais l’habit n’a autant fait le moine. Ils sont là pour encadrer.
Ethniquement, ce sont des chefs d’œuvres de métissages, ce qui les désigne comme appartenant aux classes plutôt élevées de la société mangrovienne. Les services secrets, repérables à vingt kilomètres à la ronde. Mais ils ne risqueraient pas le bout de leur nez dehors. La guerre sylvestre n’est pas leur passe-temps favori. Surveiller et punir est une chose, chercher et détruire en est une autre. Personne, qui soit adapté à la situation. La contre-guérilla la plus con du monde. Une guerre de cons en somme, dans les deux camps, et moi dans de sales draps. Mes déductions sont vouées à périr avec moi, tout à l’heure, quand les choses sérieuses vont commencer. Il me reste le camp des indéfinis, les amérindiens en treillis et bandana. D’autres personnages de cinéma ceux-là. Un remake de Rambo par des studios turcs ou bengalis. Me reviennent en mémoire les paroles de Michel : J’ai senti chez vous l’écrivain frustré, l’artiste inaccompli, je vous offre l’occasion par la mission que je vous confie, de faire une œuvre, de redevenir le créateur que vous n’auriez jamais du cessé d’être. Laissez-vous aller mon vieux, tenez un journal de voyage et notez tout comme cela vous vient sans aucune censure, en adoptant le style qu’il vous plaît, en en changeant en cours de route, inventez les formules les plus audacieuses, faites des jeux de mots, des cadavres exquis con, ne vous épargnez pas les blagues et les clichés, soyez inventif…
Je n’écris rien, naturellement, et cela m’étonnerait que l’occasion m’en soit donnée. Je confie tout, à ma prodigieuse mémoire. Mais dans la mesure où je sens comme un couperet qui me chatouille la nuque je ne sais pas trop à quoi me servira ma créativité retrouvée. Le temps s’écoule et le Javanais ne se manifeste toujours pas. Personne ne me prête la moindre attention. Je peux rebrousser chemin, reprendre discrètement mon bagage, retourner sur le ponton, je trouverais bien un piroguier, - il en traînent toujours - déclarer la perte de mon passeport au consulat canadien de Fort-Lapide, et une fois que j’en obtiens un nouveau acheter un billet d’avion vers n’importe quelle destination prospère et pacifique du monde. Malheureusement je retrouve un regain d’intérêt pour les Rambo de série Z. Des rangers aux bandanas ils semblent conçus pour la guerre en forêt. Ils portent des accessoires significatifs : poignards, automatiques, l’un a même deux grenades accrochées à la ceinture. De tous les personnages de la pièce ils sont les plus armés. Les commandos de Houden ont du souci à se faire. Entre Noirs-marrons et Amérindiens en matière de maîtrise du terrain, il y a débat. Parier ne manquerait pas de piquant. Je devrais m’improviser bookmaker. Par les temps qui courent il n’y a pas de petits profits. Pourtant, un flair particulier, justement le sens des affaires, me dit que tout cela ressemble à un déguisement carnavalesque, une mascarade. Pourquoi toutes ces forces armées se sont-elles concentrées dans cette pièce, en principe vouée aux formalités de douane ? En pleine guerre civile, état d’urgence, ou ce que l’on voudra, n’y a-t-il rien de mieux à faire que de se pavaner devant un faux bakra qui ignore toujours à quelle sauce on le mangera ? C’est sur ces réflexions que surgit, je ne sais pas trop de quel recoin, mon Javanais. Il me fait signe de le suivre. Il me conseille de prendre mon sac. « Sait-on jamais ? », a-t-il l’air de dire, « … avec tous ces gens » …
Nous voilà complices, comme s’il n’appartenait pas au monde du poste frontière.
J’avance vers l’inconnu.
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