La scène est vide, parcourue par une lumière jaune pâle. Celle du petit matin amazonien. On entend l'écoulement d'un fleuve. Puissant. Sans fin. Le chant du fleuve ne s'éteindra de toute la pièce, sauf à la fin. Seule en variera l'intensité... On entend quelques bruits de forêt, des oiseaux, des grenouilles, des singes peut-être. Aucun bruit humain mais tous ceux, confus, de toutes les bêtes libres.
Au bout de quelques minutes, le chœur entre. Une dizaine de femmes et d'hommes. Ils sont vêtus simplement. Jeans, T-shirts unis, un peu sales. Certains ont de la terre sur les mains. Ils avancent lentement, avec des yeux plissés dans la lumière montante. Arrivés au centre, ils s'arrêtent.
Le Coryphée s'avance d'un pas. Il est en tout point semblable aux autres. Il commence par chanter. Le chœur peut reprendre certaines parties de son chant, qui se situe quelque part entre la chorale classique et la tonalité d'un chanteur de reggae.
Le Coryphée
« Étant assis aux rives aquatiques
De Babylone, pleurions mélancoliques,
Nous souvenant du pays de Zion.
Et au milieu de la Bitassyon,
Où de regrets, tant de pleurs épandîmes,
Aux manguiers verts nos hardes nous pendîmes.
(Sur un fil tendu au fond de la scène, certains choreutes étendent leur T- shirts. Leurs gestes sont lents. Gracieux.)
Lors, ceux qui là, captifs, nous emmenèrent,
De les chanter, fort nous importunèrent,
Et de Zion les chansons réciter.
Las ! Dîmes-nous. Qui saurait inciter
Nos tristes cœurs à chanter la louange
De notre dieu en une terre étrange?»1
Le silence s'installe, ou plutôt le faux silence qui laisse entendre à nouveau le bruit du fleuve. La lumière s'éteint. Le chœur disparaît dans l'ombre.
Lumière à nouveau. Les vêtements ont disparu. Au milieu de la scène Médée, à terre, semble plonger ses mains dans la rivière. Ses deux enfants sont allongés, tête sur ses genoux. On voit leur dos. Debout, la Nourrice regarde à l'opposé. Même lumière.
La Nourrice
Nous sommes arrivées.
Toi et moi, Médée, nous sommes arrivées ici. C'est vrai, cela semble bien peu de chose, mais c'est finalement presque un acte héroïque, n’est-ce oas ? Après tous ces chemins, après toutes ces traversées, ces départs, ces exploits, ces menaces... Un bout de terre pour respirer tranquillement... de l 'eau, la fin d'une route, un fleuve.
C'est presque beau, la paix.
Médée
(caressant lentement les cheveux de ses enfants)
Si tu le dis.
La Nourrice
L'air pur...(elle inspire) Ah la la... j'avais presque oublié l'air, la soif, la chaleur, le goût du sel sur la peau quand on a sué... (elle rit) Eh ! Faut dire : qu'est ce qu'on a sué, hein dans ce bus ! (elle rit encore) Une route ! Une route... Longue comme le bras... et puis rien d'autre que des arbres, coupés, pas coupés, coupés, pas coupés, coupés, pas coupés. Des lignes droites vers le ciel. Noires. Pendant des jours et des nuits, des jours et des nuits...et puis maintenant, plus rien, plus de route. Ah, des arbres, partout des arbres ! Verts, ici. Plus que jamais des arbres. (Elle souffle) Verts. De tous les verts. Ils rendent le vert incompréhensible. Comme si le vert n'était plus le vert. Et quelque part, la paix.
C'est vrai, c'est paisible.
C'est drôle aussi, ici.
Trois cabanes au bord de l'eau, un pieu mal fixé qu'on appelle « Le Port ». Non mais... (elle ricane) Le Port ! Pourquoi pas Le Pirée, tant qu'on y est ! Et puis, peut être tout à l'heure, un bateau. Un bateau ou une barque ? Le Titanic ! Un truc à chavirer à la première vaguelette ! On passera à la télé : « Triste nouvelle : mort d'une reine, de deux princes et de leur nourrice sur un frêle esquif. Noyade effroyable. Disparition complète dans l'onde. Dévorés par des anacondas géants. Quelques restes ont été cependant retrouvés par les secours »...Images. « Grande tristesse »… Deuil national.. Mais je rêve dans tout ça : on parlera de vous. On ne parlera pas de moi...
Médée
Il faut dire que tu parles pour quatre. A un moment, il faut retrouver un équilibre.
La Nourrice
Je parle, je dis, je m'exprime, je m'étonne, je tonne, je jacasse, je vitupère parce que ce silence m'angoisse.
Médée
Quel silence ? Il n' y a pas de silence ici.
Surtout quand tu es là. Auprès de moi. Depuis toujours auprès de moi tu m'empêches d'écouter les vrais bruits du monde.
La Nourrice
Je n'ai jamais rien empêché. Tu divagues. Depuis que tu es toute petite, tu divagues. Je pensais que cela partirai en devenant une femme, mais c'est de pire en pire. Tu berces tes enfants de tes divagations.
Médée
Je les berce avec ce qu'il me plaît. Tu ne sais rien. Tu n'es rien d'autre que ma suivante. Tu ne peux pas comprendre les mystères que j'enseigne à mes fils. (elle caresse leurs cheveux) Tu ne peux pas savoir pourquoi ils ont tant besoin de solitude. Tu ne veux pas comprendre que c'est pour cela que notre voyage ne doit pas s'arrêter ici. Je n'en ai pas envie et il le faut : nous devons traverser ce fleuve.
La Nourrice
Nous passerons bientôt. Nous le franchirons, celui-là, comme nous avons franchi tous les autres. Nous rejoindrons bientôt le monde des hommes. Une ville. On nous accueillera. Vous régnerez. Les garçons aussi. Nous serons heureux.
Médée
Et où lis-tu cette heureuse destinée ? Dans la chiure des mouches ? Dans les yeux des poissons que tu dévisages à longueur de journée ? … Tu n'as pas l'impression d'user tes yeux inutilement ?
Très faiblement un bruit lointain se fait entendre.
La Nourrice
Non. Je regarde et, au bout de quelques heures, j'oublie que j'attends.
D'ailleurs, je vais aller attendre plus loin, puisque mon attente te gêne....
Tu vois, comme ça tu seras bien tranquille, sans moi.... Je retourne à mes chiures de mouches.
Elle se tourne vers le fleuve.
D'ailleurs...en parlant de mouches...Je crois que... Il semblerait bien que...(elle plisse les yeux)
…Eh ! …Bon Dieu...ce n'est pas le moment de se faire des fausses joies...Il arrive !... Ben, le bateau...Le bateau !... Le bateau arrive, enfin !... Notre bateau ! Petit, très petit. Trop petit ? Mais notre bateau ! Je le vois, pas toi ?... Regarde !... Il arrive : c'est le point noir au loin qui grossit peu à peu. ...Tu n'entends pas ? Ce bruit de grosse mouche... C'est le moteur. Oh, il n'est pas bien gros, mais enfin, il arrive. Il sera là bientôt. On va pouvoir traverser. On va voir l'autre coté. On va partir. Fini les trois cabanes au bord de l'eau. Fini le pieu mal fixé. Il y aura bien une ville de l'autre coté. Ou un gros bourg. On y trouvera bien un palais pour toi et les enfants. Ou quelque chose d'approximatif, un hôtel, par exemple. Un hôtel avec une piscine. Un vrai hôtel avec un buffet pour le petit déjeuner. Et des serviettes posées en forme de cygne. Et la clim. Et une baignoire avec de l'eau chaude. Et du savon parfumé à la pivoine, dans de petites bouteilles. J'adore la pivoine. Oh oui! Approche petite barcasse ! (elle fait des signes au bateau) Ouh hou ! Ouh hou ! (encore)
Mais... Mais... Qu'est-ce qui se passe ? Mais pourquoi n'avance t-il plus ? Mais pourquoi va t-il vers cette grosse pierre ? Mais non ! Mais non ! Mais à gauche ! A gauche ! Pas par là ! Pas là ! Mais...Mais il n'est tout de même pas en train de couler, ce con ! Mais si ! (elle saute). Mais il coule ! Mais il faut faire quelque chose ! Mais il faut sauver notre bateau ! Sauvez notre bateau ! Notre si doux si persévérant si mignon trop petit bateau ! Il continue de couler ! Mais ça ne s'arrête pas ! Ce n'est pas une blague ! Ohé !...Quelqu'un pour sauver le bateau ?... Quelqu'un ?... Personne ?… Personne ! On est tous seuls ! Tous seuls ! Reviens ! (elle pleure) Oh non ! C'est pas vrai ! Il n'y a plus rien...plus rien... comme s'il n'avait même pas existé. Quelques secondes...il était là...et puis plus rien. Comme si j'avais été la seule à le voir... et le pauvre gars, qui conduisait...mort. Mort comme une pauvre sardine. Mort dans l'eau comme elle dans l'air. Étouffé. Plus rien. Plus d'air, que de l'eau. Que cette eau verte, grise... Être tout gris, dedans... C'est horrible... Plus rien. (elle regarde encore , elle scrute) Non, vraiment plus rien... Pas même un bouillonnement. Rien.
Médée
Et merde.
Le Chœur
Toi qui croyait t’asseoir près d’une rue confortable
oublie tes certitudes lasses
Par delà les espaces imaginés tu viens d’ouvrir ton cœur
Sans le savoir
aux eaux vertes
aux piments qui darderont ta bouche
de mille éclats de verres
- délicieux d’ardeur-
Tu viens d’enlacer le corps frais d’une femme
qui te dansera dessus toute la nuit
Tu viens de boire le premier verre
d’un alcool blanc et vif et vert
qui sera le premier verre de mille autres verres
dans l’ombre d’une hallucination
Tu croiras danser au milieu des rues vides
et dormir au pied des portes
et devenir une chatte en chaleur
Habité
tu te penseras habité
tu ne reconnaîtras plus tes mains
Tu verras y pousser des ailes noires
comme des outils de sacrifice
Alors tu songeras à ce que je t’avais dis
De ne pas venir ici
sans savoir qui tu es
1Il s'agit d'une réécriture légère du psaume 136, mis en musique par Goudimel.
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