« Mwen la map lite, mon garçon ». Je vais bien, je lutte. C’est ce que tu me réponds lorsque je te demande si ça va. Il n’y a pas un vent d’appel, pas un air de WhatsApp que tu me laisses sans qu’il soit question de « lutte ». Aborder la vie comme une lutte perpétuelle, résume assez fidèlement ta philosophie de vie.
Et Dieu sait à quel point ce mot est lourd de parcours. Je me mets à imaginer ce qu’est « lutte » pour toi à l’échelle d’une journée. Façon de me sentir un peu proche de toi. Et à défaut d’y être en chair et en os, je t’aménage un coin frais dans mon cerveau par le billet de mes mots.
Tu luttes toujours Bo. Ton adversaire est tout compte fait le Quotidien. Il vient déguisé sous le chant du coq. Celui-là qui t’arrache de ton lit et te traîne un temps dans la cuisine pour la préparation du repas-écolier. Un autre temps par son cocorico écho, sans égard au silence ténu de l’aube, il te bouscule dans ta boutique pour parfaire l’amarrage de tes sacs de marché. Puis par le dernier coup d’ergots de ce coq, encore que ce n’est pas l’envie de le bouillir qui te manque. Mais étant le seul capable de grossir les mille poulettes de la basse-cour, tu lui gardes la vie sauve. Te voilà. Par tes paumes affectueuses tu caresses et réveilles ma sœur qui dort de son sommeil d’acier. Là, tu lui chantes la plus redoutable des comptines : « Fa, réveille-toi ma fille, allons te propreter, t’habiller, manger pour être prête pour l’école ».
Elle se souviendrait toute sa vie comme moi, de ces matins où tu nous emmenais faire la connaissance du soleil levant, perchée sur ton dos, le visage masqué par les cinq doigts que les rayons du morne abricot percent avec persévérance.
Ta lutte se poursuit lorsque Misaël, ce bon et fidèle serviteur, t’amène ton cheval transporteur, lequel tu charges, grâce à l’invention ingénieuse du sac-paille, de riz, de blé, du demi-sac de sandeblé, de pois, d’huile, de maggie, de pâte-tomate, de savon, de brosse à dent… En route pour une lutte qui n’est pas gagnée d’avance mais dont tu t’avoues déjà vainqueure.
Tu te coiffes d’un sceau de marchandises sur la tête. Un fouet d’oranger bien aiguisé est empoigné par les rectilignes de ta main droite. La machine à quatre pattes connaît le chemin du duel, alors lui tenir brides, ou encore la rosser, c’est peine gratuite. Le fouet n’est là que par principe.
Derrière cette bête, décorée comme un chameau du Sahara, tu as fière allure avec ta robe aux mille fleurs, les rayons du soleil apportent leurs étincelles qui embrassent et embrasent les pointes fleuries de cette merveille cousue par le fils tailleur de Losita. Ainsi tu pars affronter ton Adversaire en élégance et en coquetterie.
Au marché de la vie, ce grand théâtre illustre, tu y rencontres des gens honnêtes, des malhonnêtes, des crèves la faim. Et ta grande fierté n’est autre que lorsque tu reçois aussi la femme du directeur ou du pasteur du quartier, qui vient te prendre pois et maggie-djondjon pour le repas du jour et de la semaine. Là, tu laisses la gueule du Quotidien en sangs.
Après plus de neuf heures ou de dix heures au marché à livrer bataille, tu rentres à la maison lessivée. Du temps où ma sœur n’était qu’enfant, rentrer à la maison pour toi supposait une autre guerre : la cuisine !
Dieu merci, bien vite elle a grandi, et tu l’as initiée et déléguée aux tâches culinaires. Désormais tu rentres ton plat est déjà prêt. Mais comme tu es abonnée à je ne sais quel magazine du travail, lorsque tu rentres : ton cheval, tu le décharges, l’amarres dans une branche par les brides. Puis tu arranges soigneusement tes restes de marchandises ( tu sais en replaçant les produits si la vente était bonne ou pas). En les mettant dans la boutique, tu ne vas pas sans balayer voire serpiller s’il le faut. Le repas t’attend toujours, dans cette attente et cette poursuite d’activité : tu fais les comptes de ce que tu as vendu aux marchés.
Et bien entendu : tu nettoies le kilo de viande de bœufs que tu as amené du marché, pour éviter qu’elle se gâte ; le repas patiente comme le soleil attend le départ de la nuit pour ouvrir le drap du jour. Après avoir résolu ces affaires de dernières minutes, tu te souviens que tu n’as pas encore pris ton bain. Si tu trouves de l’eau prête, tu t’appliques. Sinon tu vas chercher de l’eau, sans oublier de raller ma sœur qui n’a pas fait toute sa part du job.
Une fois sous la douche, la cuvette de linges sales, te rappelle amèrement que tu avais pris l’engagement de les laver aujourd’hui. Tu accomplis ta promesse ( car tu n’aimes rien laisser à demain et encore moins à en devoir, pour une commerçante tu es portée à croire que ce n’est pas sérieux ). La nuit tombe, c’est alors que tu fais cas du tiède repas exposé et disposé entre tes jambes à même le sol – tu préfères cette posture pour la fraicheur que procure le ciment après une journée de soleil sans pitié. Et le moment venu aussi où tu me laisses un audio entrecoupé par des bâillements et m’apprend non sans raison « Mwen la map lite mon garçon».
Comments